samedi 19 décembre 2015

De l'apologie de la faute d'orthographe et de l'incorrection grammaticale.

Non, je ne suis pas devenu fou. Non, je n'ai pas décidé de me départir de mes fonctions de garde-chiourme du baroquisme et de chantre de la lettre. Non, je ne vais pas vous exhorter à mal écrire ou à dénaturer notre langue. Jamais je ne cautionnerai un genre de charcutage syntaxique ou une violence verbeuse. Mais je peux ici vous l'annoncer : le français est un fleuve qui divise son cours en de multiples rivières. Certaines sont sinueuses à l'extrême, mais toutes retournent dans le lit originel. Certains méandres relèvent d'une sinuosité crasse, doublée de putrides remugles nauséabonds, mais aucun bras n'achoppe contre un barrage insurmontable. Non, vous allez le voir bien vite : notre langue permet à chacun d'entre nous de faire les pires erreurs possibles sans qu'on puisse le lui reprocher. Et sa mansuétude est telle que toutes ces « fautes acceptées » sont codifiées et nomenclaturées. Nous allons donc parler ce soir des tropes et des figures de style, les incroyables armes dont la rhétorique dispose afin de plier le langage sous son joug. Les bombes H du style, celles qui peuvent vous faire passer du statut de cancre à celui de poète. Du moins si vous avez le talent nécessaire à leur usage.



La première munition : la licence poétique et les métaplasmes.
Combien d'entre vous ont entendu parler de la fameuse licence poétique ? Tous, à n'en point douter, puisqu'elle est le ressort comique de l'excellent épisode de Kaamelott « le poème » (1). Bref, si nombre d'individus peu portés sur la versification pensent qu'il s'agit d'un stratagème pour « faire dire n'importe quoi à un texte pour faire genre » (comme Arthur), il n'en est rien. Ce que l'on nomme « licence poétique » est au départ un simple artifice destiné à rendre cohérent un vers au niveau de son rythme de phrasé en supprimant des lettres qui ruineraient avec leur prononciation effective le bon nombre de ses pieds. Je vous donne un exemple simple avec un alexandrin que je vais m'empresser d'inventer :
« Cette forme au lointain, grelottante de froid,
Je la connais, ma foi... Mon Dieu, est-ce encor toi ? »
Vous voyez, cet « encor » ? Eh bien c'est une licence poétique au sens strict du terme. Celle-ci me permet d'élider un peu afin d'éviter au lecteur de prononcer « en-co-reu » au lieu de « en-cor », ce qui m'autorise à versifier en alexandrins, puisque j'ai bien douze pieds à mon vers. En gros, la licence poétique est un outil presque diacritique destiné à canaliser la manière d'approcher le texte et son rythme. Et comme dans un poème rien ou presque n'est interdit, on peut l'utiliser aussi pour placer quelques néologismes discrets, toujours dans un souci de rythme, de beauté du style et des sons, et pas pour faire de la rimaille sauvage. Et si vous voulez briller en société, essayez de caser un de ces soirs que les rimes sont en fait une forme très structurée et presque dogmatique d'homéotéleute, ce qui tranche paradoxalement avec la liberté supposée de la poésie sur la prose.
Mais comme la licence poétique n'est finalement qu'un artifice destiné aux poètes et que cela ne va pas vous aider à placer quelques fautes volontaires dans vos statuts Facebook rien que pour m'énerver, je vais vous expliquer comment tronquer les mots dans une prose des plus classiques.
Et hop, je sors d'un coup de mon arsenal un chargeur complet de figures de style totalement démentes, les métaplasmes. Paf, vous faites moins les malins.
Les métaplasmes sont au nombre de... hum, je ne vais pas vous ennuyer avec ces détails, mais sachez que la vingtaine est dépassée. La plupart des métaplasmes ont été des moyens de parfaire la langue après le XVIème siècle, lorsqu'elle s'est vue devenir adulte et responsable. Par exemple, le « g » initial de « grenouille » n'est pas issu de son étymologie : le latin « ranucula » (qui a également donné le mot « renoncule ») a formé le mot d'ancien français « renoille », qui est ensuite devenu « grenouille » par l'adjonction du « g » (probablement en rapport avec le cri de cet animal). Cette opération de transformation naturelle de la langue est nommée « prosthèse », car la lettre (ou le phonème) ajoutée est placée au début du mot. Il s'agit bien entendu d'autres métaplasmes si le mot est étendu ou raccourci par l'avant ou l'arrière, ou que l'on intervertit des phonèmes dans ses entrailles. Et si cela n'est de prime abord que de la linguistique, sachez que chaque métaplasme est utilisable dans le style. Ainsi, vous avez potentiellement le droit d'ajouter ou de retrancher une lettre où vous voulez dans un mot si vous estimez que cela peut apporter à votre style. Un bon moyen de boire un petit caf' du mat', sans pour autant qu'un prof de lettres vous assassine, tout protégé par la sacro-sainte apocope métaplasmique que vous êtes alors. Attention toutefois à ne pas en abuser, les mots ne sont pas des chewing-gums et seuls les poètes sont assez téméraires pour oser appeler un café un « crafé » et passer pour des niais… ce que je ne vous souhaite pas.
Si vous voulez vraiment altérer sciemment un mot (ce qui devra être soutenu par un contexte, attention), vous pouvez aussi utiliser le métaplasme plus classique qui se nomme la métathèse. Celle-ci est issue des différents langages régionaux, qui bien souvent inversent des éléments phonétiques ou des lettres. Ainsi, on peut entendre de très vieilles personnes, comme ma grand-mère paternelle, parler ainsi : « Eul Glaude, ô y'a pin vrament dionné l'cante », que l'on peut retranscrire par « Claude ne lui a pas vraiment donné le compte ». Oui, ma grand-mère est bressane, et particulièrement belle pour ses 92 ans. C'est de famille.
Bref, cette phrase très significative montre que les parlers régionaux ajoutent, retranchent, inversent ou remplacent lettres et phonèmes de manière quasi systématique, usant de moult métaplasmes sans même le revendiquer ou le savoir. Bref, ma grand-mère a naturellement du style.
Une dernière chose à propos des métathèses : elles sont parfois au cœur de mots totalement anodins. Ainsi, saviez-vous qu'en vieux français le fromage se nommait « formage », du latin formaticus caseus ? Personnellement, je suis bien content qu'une métathèse soit passée par là.
Le pataquès est également un moyen amusant de tronquer la langue pour rendre vivant un texte, proche d'un parler régional, en retranscrivant des fautes de liaisons. Ainsi, vous pouvez écrire « Il prend-z-un outil sur l'établi », ou citer le célèbre « Johnny s'en va-t-en guerre » sans craindre les foudres des académiciens. Magique. La psilose en est une autre forme, lorsque vous retranscrivez des fautes de h aspiré, comme « j'ai mangé des z'haricots »« tu as vu ces sacrés z'hollandais ? ».
La crase, ou diérèse, permet elle aussi de rendre un texte plus proche du langage oral, et ce en contractant plusieurs syllabes. Ainsi, le fameux « no ma'am » de ce cher Al Bundy dans la géniale série Mariés, deux enfants (2) est un exemple évident de crase. Immédiatement, le rendu « un peu plouc » se fait sentir. On peut donc catégoriser négativement un personnage (voire lui imputer les défauts d’une certaine classe sociale dévalorisante) simplement à partir de son langage et de son parler grâce à cette figure de style. Un moyen foncièrement intelligent pour éviter des phrases à rallonge et souvent lourdes à assimiler, dans un paragraphe descriptif. Tous les moyens de contraction des syllabes (car il y en a beaucoup plus) se trouvent englobés dans un groupe du nom de « synalèphe ». Je vous le dis pour parfaire votre connaissance du sujet, bien que cela ne soit pas particulièrement pertinent.


Une utilisation amusante des mots étrangers peut servir d'arme de poing : le pérégrinisme.
Si on utilise un mot étranger propre à une culture de manière justifiée, il se peut qu'on parle alors de « xénisme », comme quand on évoque un « pub anglais ». Les xénismes sont souvent francisés et mis dans les dictionnaires quand ils deviennent courants. Bien entendu, cela est à rattacher aux célèbres anglicismes, germanismes et autres, qui ont tant fait parler d'eux en classes de langues.
Le pérégrinisme va un peu plus loin, en autorisant la reprise de graphies ou de formes grammaticales étrangères, voire des mélodies de phrases.
Plusieurs poètes ont rendu un type de pérégrinisme très célèbre : le sabir. Renaud, par exemple, quand il dit « C'est pas parce que you are me » (3), parle en sabir, tout comme Aznavour avec son merveilleux « You are the one for me, for me, for me, formidable, You are my love very, very, very, véritable » (4) : ils mélangent français et anglais, tout en jouant sur les accents. Le Québec est une terre privilégiée pour l'usage du sabir, en outre.
Mais le sabir est aussi utilisé dans une forme plus contemporaine, sur Internet. Quand, sur un réseau social, vous dites « je l'ai owned comme un noob », vous parlez en sabir.
Rabelais a par ailleurs poussé l'usage de cette figure de style dans ses derniers retranchements, en combinant de nombreuses formes de langages étrangers en une seule holophrase avec l'anthologique « Delmeuplistrincq » (« donne-moi, s’il te plaît, à boire » : espagnol, anglais, allemand). On peut rapprocher ce style de l'hybridation, mais il faut avouer que ce type de graphie est tellement lié au baragouin que j'en déconseille l'usage. Mais cela me permet d'aborder justement une autre figure. Comme la vie est bien faite.


L'holophrase n'est même plus une simple balle pour vous, mais un véritable boulet de canon.
Quand on écrit par exemple « jemangeundessertetjenfouspartout », on compose une holophrase sans le savoir : une phrase d'un seul mot dans laquelle on omet les espaces et la ponctuation. L'avantage stylistique est évident : l'holophrase permet de traduire un état d'esprit enfiévré, excédé ou simplement stressé, un langage totalement précipité. Françoise Sagan ne saurait être retranscrite d'une autre manière (5), tout comme Antoine De Caunes quand il présentait son émission « Rapido » (6).
Bien entendu, vous aurez immédiatement reconnu ce qui sert de base au réseau social Twitter : le hashtag (ou en mauvais français : mot-dièse. Pourquoi je dis cela ? Eh bien le signe « dièse » (♯) n'a pas la même forme que le « hashtag » (#) utilisé pour les holophrases sur Twitter. La forme du hashtag se nomme « croisillon », en France. On devrait donc appeler un hashtag un « mot-croisillon », et non un « mot-dièse ». L'Académie française a donc commis une sacrée bourde, à mon sens, en choisissant ce terme...). Oui, en écrivant comme un sagouin, on peut tout de même produire du style. Une aubaine, qui vous permettra de justifier vos hashtags sauvages sur Facebook, alors que cela m'insupporte au plus haut point. C'est cadeau, en ces temps d'esprit de Noël. #tenezvouslepourdit.
Si vous désirez écrire votre holophrase en phonétique (comme dans le langage SMS, qui est lui-même soumis à des figures de style et n'est pas foncièrement éloigné du français, quoi qu'on en pense), vous pouvez utiliser l'amalgame syntagmatique. Ainsi on peut écrire « Esketukroikonvayarivé ? » (est-ce que tu crois qu'on va y arriver ?) grâce à ce procédé. Et contrairement aux drogues qu'il faut ingérer pour pouvoir lire un texte écrit de la sorte, c'est totalement légal. Malheureusement.


Plus violent, plus honteux, mais tellement puissant : le solécisme est une véritable grenade dégoupillée.
« Si j'avais su, j'aurais pas venu » est probablement la phrase la plus connue de La Guerre des Boutons. Certes, il s'agit d'une faute de concordance des temps manifeste (il faut dire « je ne serais pas venu »), mais aussi d'une figure de style détonante. Le solécisme, tout comme la crase vue plus haut, permet de rendre à l'écrit ou à l'oral le caractère « idiot » d'un personnage. Les comiques Éric et Ramzy en sont même les spécialistes. Utilisé à bon escient, le solécisme est une arme redoutable qui permet de modifier la grammaire (on parle alors d’agrammaticalité), la conjugaison ou la syntaxe à sa guise. On peut aussi le nommer « syllepse grammaticale », ou « antiptose » si l'on intervertit deux grammaires. Attention tout de même, les diverses grammaires utilisées doivent exister réellement. On n'invente pas, on permute. La précision est importante.
Si on veut vraiment donner dans la violence ultime, on peut toujours user d'une autre figure amusante (et crispante pour le puriste que je suis) : la cacologie. Il faut cependant la manier avec soin, puisque la cacologie, malgré son étymologie issue du grec « kakos » (mauvais), n'est pas une incorrection fondamentale. C'est même ce qui en fait sa force. Ainsi, dire « remplir un but » relève de la cacologie. En effet, cette expression est incorrecte de fait, puisqu'elle mélange deux expressions idiomatiques (« atteindre un but » et « remplir une mission ») et n'a pas de justification grammaticale... mais elle n'est pas considérée comme une faute à proprement parler, même s'il est de facto impossible de remplir un but. C'est probablement une des figures de style « d'incorrection » les plus intéressantes, puisqu'on ne peut pas la réfuter au sens strict. Mais son usage est difficile, et son résultat souvent douloureux pour l'auditoire ou le lectorat. Pourtant, la langue courante en use régulièrement. Vous avez déjà entendu au journal télévisé « cet homme est grièvement malade » ? Eh bien c'est incorrect (on doit dire « très gravement malade »). La nuance est fine, puisque « grièvement » est synonyme de « très gravement ». Mais si on peut être grièvement blessé ou brûlé, on ne peut pas être grièvement malade, quand on comprend le sens premier des termes utilisés. À noter : « très grièvement » est, vous l'avez compris, une redondance manifeste et un pléonasme, n'en usez jamais, par pitié.
Certains dictionnaires placent le zeugme dans la catégorie des cacologies. Je ne suis pas particulièrement d'accord avec cela. En effet, le zeugme est une figure de style terriblement intelligente, qui permet des effets comiques réels et pertinents, et non pas un tour de passe-passe grammatical pur. Le but du zeugme est d'interpeller, de faire rire, réfléchir ou réagir en associant plusieurs acceptions d'un même mot (souvent un verbe) à plusieurs parties d'une même phrase qui ne l'utiliseraient pas de la même manière en temps normal. C'est une faute grammaticale latente, mais pas patente. Ainsi, au lieu de dire « Il a pris son parapluie » et « il a pris un coup », le verbe « prendre » n'a pas le même sens (le sujet ne risque pas de partir avec un coup sous le bras). Mais si je dis « Il a pris son parapluie et un coup sur le nez », je crée un zeugme et une phrase totalement insensée et amusante. Le verbe « prendre » a ainsi DEUX SENS dans la même phrase, simplement en élidant sa récurrence. Et là, on parle d'art littéraire, à mon humble avis. Un autre pour la route ? « Hier, je suis sorti de la route, et avec cette jeune fille brune ». Cet exemple est encore plus violent, puisque la phrase peut avoir plusieurs sens : 1) sortir de la route hier avec sa voiture et la jeune fille à l'intérieur, ou 2) sortir de la route, puis avec la jeune fille en question, tout cela hier... mais pas forcément au même instant, la fille n'ayant rien à voir avec l'accident. « Hier » est un adverbe pernicieux, puisqu'il utilise une plage temps de 24 heures et que rien n'évoque la simultanéité dans ma phrase (« et » ne faisant office que d'une colle bien peu significative, car trop floue, entre mes deux informations). Vous voyez maintenant à quel point le style peut tromper le lecteur ou l'auditeur (n'oublions pas que nous parlons de figures de style, mais aussi de rhétorique, destinées à modeler le discours écrit ou oral) afin de lui faire perdre ses repères et ainsi canaliser son esprit dans le sens voulu et imposé par le rhéteur. Je ne parle plus ici de simple langage, je parle d'art véritable.


Je suis tellement épris du zeugme, que j'en mets souvent un peu partout dans mon langage (qui ne m'a pas vu, sur un statut Facebook, écrire « je te l'accorde, ainsi que ton piano » ?). J'en ai quasiment fait ma spécialité. J'estime par exemple que cette figure de style est tellement parfaite - au sens d'utile à la réactivité et à l'adhésion de mon auditoire/lectorat - qu'elle est encore plus forte quand elle est utilisée non pas dans une phrase, mais tout au long d'un texte, à la manière d'une métaphore filée. Attention, je ne parle pas ici du « télescopage », qui est une figure de style souvent lourde et absconse (on « télescope » deux phrases qui utilisent un même syntagme), comme cette phrase de Paul Éluard : « La pendule sonne deux coups de couteaux ». C'est joli, c'est intéressant, mais au final cela n'est pas assez vecteur de sens à mon goût.
Je vais derechef vous concocter un exemple qui vous démontrera sans aucun doute la puissance réelle de ce procédé :

Voici le texte qui nous servira de base :
« John et David commencèrent à se battre. Le premier, très sanguin et fort de sa puissance, décocha un coup magistral dans la face du second. Deux assauts plus tard, David chancela et s'écroula. »
Bon, rien de bien notable. Nous avons ici une description classique d'un affrontement à sens unique entre deux belligérants. Voyons maintenant ce que grâce au zeugme et au style en général nous allons pouvoir écrire.
Allons-y :
« John et David commencèrent à se battre. Le premier, en bon mufle intempérant, utilisa son punch digne d'un grand millésime pour asséner une monstrueuse beigne, un véritable assommoir, dans la poire du second. Au troisième coup, David, ivre de douleur, tituba très nettement et finit par s'effondrer. »
Ici, je pousse le zeugme à son paroxysme : j'utilise les champs lexicaux de la violence physique et de l'alcoolisme pour obtenir un texte n'ayant qu'un seul sens, mais dont les parties utilisent chacun les diverses acceptions des mots. Ainsi, le lecteur se retrouve perdu dans le sens, ne sachant plus si on appelle à telle ou telle acception des mots suivants :
Mufle : un mufle est une personne grossière, prompte à la violence verbale. C'est également la base du mot d'argot « muflée », qui signifie « grosse cuite des familles ».
Intempérant : un intempérant est une personne sanguine, mais aussi un alcoolique.
Punch : ici le véritable nœud du zeugme, pris comme boisson et capacité à frapper (bien que les deux ne se prononcent pas de la même manière).
Grand millésime : ici utilisé pour noter le caractère exceptionnel du coup, issu du langage œnologique.
Assommoir : outil utilisé pour assommer, mais également débit de boissons.
Poire : visage, mais également digestif.
Coup : choc lors d'un combat, mais aussi action de boire (« boire un coup »).
Ivre (de douleur) : blessé, ou bien saoul.
Tituber : même si on peut tituber pour diverses raisons (comme un coup porté, en l'occurrence), le mot se rapporte instinctivement au champ lexical alcoolique.

Voilà. Au départ, le zeugme porte seulement sur les acceptions du mot « punch ». J'aurais pu dire simplement « il but un punch et finit assommé » pour que mon zeugme fut impeccable (et encore mieux : grammaticalement parfait et inattaquable grâce au double sens du mot « assommé »), mais l'ajout de nombreux éléments « zeugmatiques » fait que ce ne sont plus les acceptions d'un simple mot qui se mélangent, mais bien les acceptions de deux champs lexicaux distincts. Avouez que c'est tout de même très amusant.
Mais retournons à nos moutons et à nos écarts de langage.


La création de mots, un artifice à ne pas prendre à la légère et un dernier moyen de destruction massive du langage... qui pourtant le sublime.
Il y a de nombreuses façon de créer du sens, et un des moyens possibles est fort évident : la génération de nouveaux mots (des « néologismes », donc). Mais on ne peut pas créer n'importe comment, sous peine de devenir un « bâcleur » (je viens de créer ce mot et vous l'avez compris, ce qui prouve que cela fonctionne parfaitement) de premier ordre. Le procédé que j'ai utilisé dans la phrase précédente est la substantivation personnelle d'un verbe. Ainsi, je suis passé du verbe « bâcler » à « bâcleur », mot non-existant, en ajoutant le suffixe « -eur » au radical de mon verbe. Simple, et efficace. On peut aussi utiliser un nom (commun ou propre) pour créer un adjectif ou un verbe. Ainsi, on dit de nos jours : « je connais ça, je l'ai googlé hier » (je l'ai cherché sur Google), ou on peut voir des choses comme : « tu as raidé hier sur WoW ? Non, j'étais chez mes parents, on a tartifletté toute la nuit ! » (utilisation du nom anglais « raid » spécifique aux MMORPG, et la transformation en verbe du mot « tartiflette » pour signifier l'action de manger de la tartiflette). Et tout cela est légitimé par le style. Joie.
Mais créer en français est aussi une science, très codifiée, qui pourtant mène à des mots absolument dingues. Ainsi, je peux très bien dire :
« Je suis rentré d'ex-uèraissesse pour me retrouver dans mon vieux achélème pourri. »
Ces mots, vous les comprenez, mais ils sont d'une laideur insoutenable. Ce sont des transcriptions de sigles (ici « URSS » et « HLM »). Il ne faut d'ailleurs pas confondre les sigles, composés uniquement des premières lettres d'un groupe de mots lues les unes après les autres, et les acronymes. Ces derniers sont des sigles ne nécessitant pas le fait d'épeler. Ainsi, l'Unesco, la Comadi, le SIDA sont des acronymes et leur graphie ne peut pas se décliner autrement. Dans le cas de « achélème », on utilise un sigle non-lexicalisé (donc pas un acronyme) et on le transforme en nom commun. Ainsi, celui-ci pourra même s'enrichir d'un nouveau genre (un PDG : un pédégé, une pédégère), ou l'écriture de son pluriel sera facilitée (une BD, une bédé, des bédés), en devenant un vrai nom commun. Très permissif, laxe et utile, ce procédé est également générateur de mots souvent très amusants.



On peut aussi tout bonnement créer son arsenal complet : un argot bien à soi et à sa communauté.
Il n'y a pas un argot, mais bien une multitude d'argots. Un argot est un moyen d'expression souvent culturel associé au français (ou à un autre langage, le slang est par exemple celui de la langue anglaise), y ajoutant des mots et sens cachés, voire des règles grammaticales et syntaxiques. Il est donc bien amusant de lire parfois que « l'argot est vulgaire ». Que nenni, un argot est toujours terriblement intéressant et noble, car il reflète toujours le milieu social dans lequel il est utilisé (il est plus étendu que le simple jargon qui se borne à ajouter des termes techniques spécifiques à un champ lexical restreint) et permet aussi d'enrichir la langue prise comme base.
L'argot le plus connu est celui qui utilise des mots existants, tout en leur ajoutant une acception supplémentaire : « j'ai la banane » en est un exemple criant, on utilise le mot « banane » en lui donnant une nouvelle signification. Mais il existe bien des argots, et certains d'entre eux ont même placé des mots dans les dictionnaires. Ainsi, le terme « loufoque » est-il issu de l'argot nommé « louchébem », qui ressemble un peu au « javanais », plus connu. Mais si le javanais consiste à seulement insérer les syllabes « va » ou « av » dans les mots pour les rendre abscons (« bonjour » deviendra par exemple « bonvajavour »), le louchébem est plus bizarre. Pour l'écrire, vous devez remplacer la première lettre de votre mot par la lettre « L » puis la reporter phonétiquement à la fin du mot. Ainsi, « poil » est devenu « loilpé » (au fil du temps le « l » initial a disparu, mais « oilpé » n'est pas un mot en verlan - qui est un autre argot, d'ailleurs). J'en reviens donc à mon fameux « loufoque », qui vient de « fou ». On remplace le « f » par un « l », et on l'envoie à la fin, obtenant ainsi « louf ». Comme on peut styliser en ajoutant des suffixes amusants ou péjoratifs (les terminaisons en -ard ou -asse sont également issues d'argots), on obtient le mot « loufoque ». Et il est dans les dictionnaires, mes amis.


Boum ! C'est la guerre des onomatopées ! Sortez vite de votre canapé, prenez votre mot-valise, vos cliques et vos claques, avec vos « clics ! » et vos « clacs ! » (oui, je suis fier de cette vanne trop longue).
Vous voyez qu'il est très facile de créer des mots biscornus et loufoques (!) sans pour autant être accusé de crime contre la grammaire. Bien entendu, on peut ajouter à la liste des néologismes possibles les célèbres onomatopées. Nombre d'entre elles ne sont pas restées cantonnées aux bulles des bédés (re-(!)) et sont entrées de plain-pied dans les dicos (tiens, une abréviation devenue nom commun), comme « un couac » musical. Avec les onomatopées, la limite du possible est l'imagination de l'auteur. Mais il convient de rester raisonnable, comme cette chère Ariel dans la Petite Sirène de Disney qui chante : « j'ai des couics et des couacs à gogo ».
Le fait de placer « des » avant « couics » et « couacs » substantive ces mots, sans que la langue y trouve quoi que ce soit à redire.
Allez, comme je ne suis pas un mauvais cheval, je vous rajoute une énième martingale pour faire du néologisme votre nouvelle marotte (et que ceux qui ont compris le jeu de mots du début de cette phrase reçoivent toute mon admiration) : les mots-valises (ou bloconymes), qui consistent à amalgamer deux mots ayant une homophonie partielle (on parle alors d'haplologie) ou non (mais on passe alors par une troncation d'un des deux mots). Ceux-ci sont assez courants, et de nombreux exemples sont passés dans le langage usuel.
Ainsi, ou parle de « calfeutrage », mot qui est la contraction de « calfater » et de « feutre ». Le terme « adulescent » est également très répandu de nos jours (adulte + adolescent), tout comme le tapuscrit (taper + manuscrit) est une nouvelle norme et l'informatique (information + automatique) est reine de nos nuits numériques. Les croisements d'animaux sont aussi issus de mots-valises, comme le jaglion ou jaguarion (hybride de jaguar et de lion), le cochonglier (mariage du porc et de la laie ou du sanglier et de la truie)…
On peut aussi voir des mots-valises dans les noms de Pokémon, comme Dracaufeu (dragon et feu), Bulbizarre (bulbe + bizarre), Tortank (tortue + tank), etc. Créer des mots-valises est un exercice particulièrement important et instructif (et drôle) pour les jeunes enfants, et de nombreux (bons) enseignants dans les écoles primaires jouent à cela. Si vous avez des enfants, n'hésitez pas !


Concluons, car je crois que la guerre est gagnée.
Je ne cherche pas ici à faire un article complet et une liste exhaustive (malgré la longueur du présent texte), mais bien une introduction à ce que l'on pourrait appeler « la modification légale de notre langue ». Il y a tant de manières de malléer le français pour lui faire prendre la forme qui vous convient le mieux que cent pages n’y suffiraient pas. Je vous ai donné ici certains axes de réflexion, afin que vous puissiez éviter les barbarismes (un barbarisme est une réelle faute d'orthographe non justifiée par le style, la pire chose du monde, la cause de tous les maux de la Terre et probablement de l’extinction des dinosaures). Vous avez vu avec moi que le solécisme (faute de grammaire) peut être volontaire et même faire partie d'un tout grammatical complexe. Mais je veux vous avertir : que vous choisissiez de créer des mots, que vous mélangiez les lettres ou que vous fassiez pousser des lettres au beau milieu de mots sans défense, veillez toujours à le faire de manière rationnelle et à bon escient. Rien n'est pire qu'un texte tronqué, maquillé, uniquement voué au fait de tromper le lecteur. Tant que vous évitez le sophisme sauvage, l'antilogie inappropriée, le syllogisme cradingue et la tautologie pernicieuse dans vos lexiques personnels, les mots s'offriront d'eux-mêmes et vous procureront un plaisir infini.

Allez, je suis bien désolé de vous avoir tenu la jambe (que vous avez fort belle) de la sorte. Mais avouez que c'est un voyage bougrement intéressant, non ?


Gérald Mercey


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(1) : Cet épisode est protégé par des droits, je ne peux donc que vous exhorter à aller acheter les DVD. Mais un véritable gentleman vous copierait ici le texte... Or, j'en suis un :

« Arthur : Enfin, vous allez quand même pas dire qu'c'est pas des conneries ? Est-ce que j'vous dis, moi, « passez-moi la blanche sauce » ? Nan ! Tiens, c'est bon ça, qu'est-ce qu'y a dedans ? De la hachée viande et des secs raisins ?
Guenièvre : Mais vous ne comprenez rien à rien ! C'est une licence poétique !
Arthur : Non ! Nan nan nan, je suis désolé, y'a trop de clampins qui s'disent poètes, qui sortent la licence poétique dès qu'ils pondent trois merdes que personne comprend !
Guenièvre : Ah, mais je suis désolée, moi je comprends !
Arthur : Mais non !
Guenièvre : Enfin, en tout cas ça me dérange pas !
Arthur : ça vous dérange pas ?
Guenièvre : Vous avez peut-être mieux à proposer ?
Arthur: « Au printemps, le sommeil ne cesse dès l'aurore.
Partout se font ouïr les gazouillis d'oiseaux.
La nuit s'achève enfin dans le souffle des eaux.
Qui sait combien de fleurs seront tombées encore ? »
Ah bah oui là oui, là bien sûr c'est sûr c'est du chinetoque, hein, les mecs y s'raclent un peu la soupière avant de sortir n'importe quelle connerie, hein !
Guenièvre : « Qui sait combien de fleurs seront tombées encore ? »
Arthur : Voilààà. Bon, allez, c'est bon ? On peut dormir, maintenant ?
Guenièvre : J'peux vous poser une question ?
Arthur : Quoi ?
Guenièvre : Qu'est-ce que ça veut dire : « La nuit s'achève enfin dans le souffle des eaux » ?
Arthur : C'est une licence poétique. »

(2) : cf image ci-dessous.


(3) : la chanson se nomme « It is not because you are ».


(4) : la chanson « For me – formidable ».


(5) : Exemple d'interview de Françoise Sagan, pour les plus jeunes d'entre vous. Attention, ce n'est pas sous-titré : à consulter ici.
Et comme je suis sympa, si vous ne connaissez pas cette mythique interview par Pierre Desproges himself... ce ne sera plus le cas, puisque vous pouvez vous en régaler ici.





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